10 juin 2000, Sur les côtes marocaines

Nina Kirov se tenait en haut de l’ancien escalier, scrutant les eaux vertes presque stagnantes du lagon. Elle pensait n’avoir jamais vu de côte plus aride que cette bande isolée de plage marocaine. Rien ne bougeait dans l’oppressante chaleur de four. Le seul signe qu’il y ait jamais eu là un campement humain était un amas de tombes ocre surmontées de voûtes encorbellées qui dominaient le lagon comme une construction de vacances pour les disparus. Des siècles de sable soufflé dans les portails arrondis s’étaient mélangés à la poussière des morts. Nina eut un sourire d’enfant ravi à la vue de ses jouets sous l’arbre de Noël. Pour une archéologue de marine, cet environnement austère était plus beau que le sable blanc et les palmiers d’un paradis tropical. La laideur même de ce lieu’lugubre l’avait protégé de la plus grande crainte de la jeune femme : la contamination des sites.

Nina remercia mentalement le Dr Knox qui l’avait persuadée de se joindre à l’expédition. Au début elle avait refusé en disant à son interlocuteur de l’université de Pennsylvanie, chargé du très respectable département d’anthropologie, que ce serait une perte de temps. Chaque centimètre de la côte marocaine avait dû être passé au peigne fin. Même si quelqu’un découvrait un site sous-marin, il serait probablement enterré sous des tonnes de béton depuis l’époque des Romains qui avaient inventé le renouvellement du front de mer. Certes, Nina admirait leur habileté, mais elle les considérait comme des blancs-becs responsables de la détérioration de tous les grands projets de l’Histoire.

Elle savait que son refus tenait plus du dépit que d’un souci archéologique. Nina essayait de se sortir d’une montagne de paperasserie générée par un projet d’épave retrouvée au large des côtes de Chypre et réclamée par les Turcs. Les premières recherches suggéraient qu’il s’agissait probablement d’un ancien navire grec, perpétuel sujet d’affrontement entre ces vieux ennemis. L’honneur national était en jeu, les F-16 d’Ankara et d’Athènes chauffaient déjà leurs moteurs quand Nina plongea sur l’épave et l’identifia comme étant un navire de commerce syrien. Ce qui attira les Syriens dans la bagarre, mais diminua les risques d’une rencontre sanglante. En tant que propriétaire, présidente et unique employée de sa société de consultation archéologique « Maritime Research », Nina héritait, sur son bureau, de toute la paperasserie.

Quelques minutes après qu’elle eut dit à l’université être trop occupée pour accepter son invitation, Stanton Knox appela.

— Je dois avoir un problème d’audition, docteur Kirov, dit-il de cette voix nasale qu’elle avait entendue des centaines de fois lorsqu’il donnait ses conférences. J’ai cru entendre quelqu’un me dire que notre expédition marocaine ne vous intéressait pas. Mais bien sûr, on a dû se tromper.

Il y avait des mois qu’elle n’avait pas parlé à son ancien professeur. Elle sourit, revoyant ses cheveux blancs neigeux, l’éclair un peu fou derrière les lunettes à monture métallique et la moustache de dandy, soigneusement retroussée aux pointes au-dessus d’une bouche malicieuse.

Nina essaya de se blinder contre l’offensive de charme qu’il n’allait pas manquer de lancer.

— Avec tout le respect que je vous dois, professeur Knox, je doute qu’il existe un bout de la côte nord africaine qui n’ait été construit et reconstruit par les Romains ou découvert par quelqu’un d’autre.

— Brava ! Je suis flatté de constater que vous n’avez pas oublié les trois premières leçons d’Archéologie 101, docteur Kirov.

Nina gloussa devant la facilité avec laquelle Knox endossait son costume de professeur. Elle avait une trentaine d’années, dirigeait une affaire de consultante prometteuse et possédait presque autant de diplômes que Knox lui-même. Et pourtant elle se sentait comme une étudiante devant lui.

— Comment pourrais-je l’oublier ? Du scepticisme, du scepticisme et encore du scepticisme.

— Exact, dit-il avec une joie évidente. Les trois chiens grondants du scepticisme qui vous dévoreront si vous ne leur offrez pas un repas de solide évidence. Vous n’imagineriez pas le nombre de fois où mes leçons sont tombées dans l’oreille de sourds. (Il émit un soupir théâtral et son ton redevint professionnel) Bon. Je comprends votre inquiétude, docteur Kirov. En d’autres circonstances, je vous suivrais en ce qui concerne la contamination des sites, mais ce lieu précis est sur la côte atlantique, au-delà des colonnes de Melkart[2], loin de l’influence romaine.

Intéressant. Knox utilisait le nom phénicien de la partie occidentale de la mer Méditerranée où Gibraltar s’étire pour embrasser Tanger. Les Grecs et les Romains l’appelaient les Colonnes d’Héraclès. Nina savait, en repensant à d’amères expériences scolaires, que lorsqu’il était question de noms, Knox était aussi précis qu’un chirurgien du cerveau.

— Eh bien, c’est que je suis extrêmement occupée...

— Docteur Kirov, je ferais aussi bien de l’admettre, la coupa Knox, j’ai besoin de votre aide. Terriblement. Je suis entouré jusqu’au cou d’archéologues terrestres si timides qu’ils portent des sandales de caoutchouc pour prendre leur bain. Nous avons réellement besoin de quelqu’un dans l’eau. C’est une petite expédition d’environ douze personnes et vous seriez la seule à plonger.

Knox avait une réputation méritée de pêcheur à la mouche. Il lui faisait passer sous le nez les rapports avec les Phéniciens, mettait l’hameçon dans son appel à l’aide puis la tirait à lui en suggérant qu’étant la seule à plonger, elle serait la seule à tirer gloire de tout ce qu’elle pourrait trouver au fond de l’eau.

Nina imaginait parfaitement le nez rosé du professeur se plisser de jubilation. Elle déplaça quelques dossiers sur son bureau.

— J’ai une tonne de paperasserie à finir... Knox ne la laissa pas poursuivre.

— Je suis parfaitement au courant de votre affaire chypriote, dit-il. Félicitations, à propos, pour avoir évité une crise entre partenaires de l’OTAN. Mais je me suis occupé de tout. J’ai deux collègues extrêmement compétents qui adoreraient gagner un peu d’expérience en s’occupant du côté bureaucratique qui est, hélas, une part prépondérante de nos jours, dans l’archéologie. Il s’agit d’un relèvement. Nous n’y passerons qu’une semaine, dix jours au plus. Après, mes jeunes et fiables myrmidons auront mis tous les points sur tous les I. Vous n’avez pas besoin de vous décider à la seconde. Je vais vous faxer quelques informations. Jetez-y un coup d’oeil et appelez-moi.

— De combien de temps puis-je disposer, docteur Knox ?

— Disons une heure. Salut.

Nina raccrocha et éclata de rire. Une heure !

Presque aussitôt le fax commença à cracher du papier comme de la lave d’un volcan en éruption. C’était la proposition du projet que Knox soumettait pour obtenir les fonds nécessaires. Il voulait de l’argent pour accomplir les relèvements d’une zone gréco-romaine ou, si possible, d’autres ruines. Le ton habituel de Knox, un mélange attirant de faits et d’hypothèses ayant pour but de faire ressortir son projet en écrasant tous les autres quémandeurs.

Nina lut la proposition d’un regard machinal puis concentra son attention sur la carte. Le lieu de relèvement se situait entre l’embouchure de l’oued Draa et le Sahara occidental, sur la plaine côtière marocaine qui va de Tanger à Es Saouira[3]. Tapotant ses dents du bout de son stylo à bille, elle étudia la partie agrandie de la zone. Le découpage de la carte donnait l’impression que le cartographe avait eu le hoquet en dessinant la côte. Notant la proximité du site avec les îles Canaries, elle s’appuya au dossier de sa chaise et pensa à quel point elle avait besoin de travailler en plein air avant de devenir folle. Elle saisit le combiné du téléphone et composa un numéro. Knox décrocha avant la fin de la première sonnerie.

— Nous partons la semaine prochaine.

 

 

Maintenant, tandis que Nina regardait le lagon, les lignes et les gribouillis de la côte prenaient une existence physique. Le bassin était à peu près circulaire, entouré de deux pinces de roche rouge brique éboulée. En deçà de l’entrée s’étendait un bas-fond qui, à marée basse, révélait des plaques de boue ondulée. Des milliers d’années auparavant le lagon ouvrait directement sur l’océan. Ses eaux naturellement abritées avaient probablement attiré de nombreux marins de l’époque qui avaient sans doute pris l’habitude de s’ancrer de part et d’autre du promontoire pour attendre le beau temps ou le lever du jour. Près de là s’étirait le lit asséché d’une rivière, que les indigènes appelaient un wadi. C’était encore un bon signe. Les gens s’installent souvent près d’une rivière.

Du lagon, un étroit chemin sablonneux partait à travers les dunes et se terminait devant les ruines d’un petit temple grec.

Le port aurait été trop étroit pour les navires romains et leurs jetées massives. Elle devina que les Grecs avaient utilisé la crique comme mouillage temporaire. La côte abrupte aurait découragé le transbordement de denrées à l’intérieur des terres. Elle avait vérifié sur de vieilles cartes. Ces sites étaient à des kilomètres de tout village ou ville ancienne connus. Même aujourd’hui, le village le plus proche, un camp berbère endormi, était à seize kilomètres au bout d’une route de terre pleine d’ornières.

Nina protégea ses yeux du soleil et observa un navire ancré au loin. La coque en était peinte en turquoise, de la zone de flottaison à la superstructure. En plissant les yeux, elle distingua les lettres NUMA, l’acronyme de l’Agence Nationale Marine et Sous-Marine, peintes au milieu de la coque. Elle se demanda vaguement ce qu’un bateau appartenant à une agence gouvernementale américaine pouvait bien faire au large d’une côte marocaine isolée. Puis elle empoigna un grand sac de toile et descendit la dizaine de marches de pierre usée jusqu’à l’endroit où les vagues léchaient doucement la marche du bas.

Elle enleva sa casquette de base-ball de l’université de Pennsylvanie. Le soleil fit briller des tresses couleur de blé mûr nattées ensemble derrière sa tête. Elle enleva aussi un T-shirt trop large. Le bikini à fleurs qu’elle portait en dessous révélait un corps ferme aux longues jambes. Elle mesurait presque un mètre quatre-vingts.

Nina avait hérité son prénom, ses cheveux dorés, son visage un peu arrondi et son endurance de paysanne qui aurait pu en remontrer à bien des hommes, de son arrière-grand-mère, une forte paysanne qui avait trouvé l’amour dans un champ de coton d’Ukraine auprès d’un soldat tsariste. La mère géorgienne de Nina lui avait légué ses yeux gris presque asiatiques, ses pommettes hautes et sa bouche pleine de sève. Lorsque la famille avait émigré aux États-Unis, la génétique des femmes de la famille avait aminci leur silhouette, resserré leurs tailles et leurs hanches larges, laissant une rondeur agréable et une poitrine saine.

De son sac, Nina tira un appareil de photo digital Nikon dans un coffret de plastique Ikelight. Elle en vérifia le réglage. Puis elle sortit des bouteilles d’air comprimé et un compensateur de flottabilité de plongeur de la marine, une combinaison sèche Henderson noir et pourpre, des bottes de plongée, des gants, une cagoule, une ceinture plombée et un masque avec son tuba. Elle revêtit tout cela et attacha sur sa tête une lampe Niteriser Cyclops qui lui permettait d’avoir les mains libres puis attacha la boucle à ouverture rapide du compensateur de flottabilité ainsi que celle de sa ceinture plombée. Enfin elle fixa sur sa cuisse un couteau Divex de 18 cm en titane. Ayant suspendu à un crochet fonctionnel un sac qui lui permettrait de rapporter ses trouvailles éventuelles, elle régla l’heure de son dernier jouet, une montre de plongée Aqualand affichant la profondeur.

N’ayant aucun compagnon de plongée pour vérifier son équipement, Nina refit deux fois mentalement l’inspection avant de plonger. Satisfaite du résultat, elle s’assit sur une marche de l’escalier et enfila ses palmes puis se laissa glisser avant que le chaud soleil d’Afrique du Nord ait le temps de la cuire dans sa combinaison sèche. L’eau tiède s’infiltra entre sa peau et la combinaison où elle prit rapidement la température de son corps. Elle testa ses régulateurs principaux et auxiliaires puis, quittant l’escalier, elle se tourna et plongea lentement dans le lagon qui ressemblait à une piscine.

Il n’y avait virtuellement aucun mouvement de vague et l’eau visqueuse était légèrement saumâtre, mais, malgré la surface écumeuse, Nina jouissait de sa liberté. Elle donna quelques légers coups de palmes avec une pensée pour les malheureux archéologues liés à la terre qui rampaient à genoux en maniant des pelles et des balais, les yeux pleins de sueur et de poussière. Nina se mouvait dans une fraîcheur confortable comme un avion prenant un relèvement aérien.

Une petite île basse apparut, surmontée d’un bouquet maigre et rabougri qui en gardait l’accès. Elle envisagea de nager directement vers l’île en traversant le lagon, en explorer chaque moitié séparément en faisant une série de passages parallèles et tourner à angle droit jusqu’à sa base. Cette grille de recherche était semblable à celle qu’on utilise pour rechercher une épave en pleine mer. Ses yeux feraient le travail du sonar latéral et du magnétomètre. Pour les mesures de précision, on verrait plus tard. Tout ce qu’elle désirait, c’était se faire une idée de ce qu’il y avait en profondeur.

Une fois passé la surface brouillée, l’eau était relativement claire et Nina put voir jusqu’au fond qui se trouvait à six mètres au plus. Ce qui signifiait qu’elle pouvait plonger avec son tuba et économiser l’air de ses bouteilles. Une série de lignes droites apparut. Elles se croisaient pour former des rectangles créés par des blocs de pierres soigneusement ajustés. L’escalier continuait sous l’eau, menant à un ancien quai. C’était une découverte significative, car elle indiquait que le lagon avait autrefois été un véritable port et non un simple lieu d’ancrage temporaire. Le fond était probablement couvert de plusieurs couches représentant des civilisations successives sur une longue période et non juste un bric-à-brac d’objets lancés par-dessus bord par des marins de passage.

Bientôt elle remarqua des lignes plus profondes et des piles de gravats. Des ruines de bâtiments. Bingo ! Des entrepôts, des maisons ou des bâtiments de capitainerie pour un dock ou un maître de port. Non, vraiment, il ne s’agissait pas d’un mouillage pour la nuit.

L’obscurité menaçait et elle pensa avoir atteint l’extrémité du quai. Elle passa au-dessus d’une grande ouverture carrée et se demanda s’il pouvait s’agir d’un réservoir à poissons, ce que les anciens appelaient piscina. Mais non, il était trop grand. Au moins autant qu’une piscine olympique.

Nina souffla pour se débarrasser du tuba, mordit l’embout du régulateur et plongea plus profondément. Elle longea l’un des côtés de la cavité béante. Ayant atteint un coin, elle vira et longea le mur suivant, nageant jusqu’à ce qu’elle ait couvert tout le périmètre. Elle calcula trente mètres par quarante-cinq.

Nina alluma sa lampe frontale et plongea dans l’ouverture. Le sol boueux était parfaitement plat et à environ deux mètres cinquante du niveau du quai. L’étroit faisceau de sa lampe éclaira des poteries cassées et divers débris. Utilisant son couteau, elle détacha des morceaux de poterie et les mit dans son sac après avoir soigneusement marqué leur position. Elle découvrit un chenal et le suivit en direction de la mer. Il la conduisit directement dans le lagon. L’ouverture était assez large pour autoriser le passage d’un ancien navire. L’espace taillé dans le quai avait toutes les caractéristiques d’un port artificiel connu sous le nom de cothon. Elle découvrit plusieurs passages, tous assez grands pour accueillir des navires de plus de quinze mètres de long et une vraie piscina, ce qui confirma sa théorie du cothon.

Quittant le quai, elle continua sa ligne de base en prenant pour référence la langue de terre à sa droite. Elle nagea entre l’île et la terre jusqu’à ce qu’elle trouve un môle submergé ou un brise-lames à quelques mètres sous la surface. Il était fait de blocs de pierres parallèles entremêlés de gravats. Il avait autrefois relié l’île à la terre.

Revenue sur l’île, elle mit à l’abri ses affaires de plongée et traversa les rochers couverts d’épines jusqu’à l’autre côté. L’île mesurait un peu plus de quinze mètres de large sur environ trente de longueur. Elle était presque plate. Les arbres qu’elle avait aperçus de la rive lui arrivaient à peine au menton.

Près de l’entrée du lagon, des piles de pierres provenaient sans doute des fondations. Il y avait aussi un cercle de blocs. C’était l’endroit idéal pour un phare ou une tour de guet, offrant à une sentinelle au regard acéré une vue panoramique sur le trafic maritime. On pouvait rassembler des défenseurs venus du continent dès qu’une voile apparaissait.

S’engageant dans le cercle, Nina escalada un escalier auquel il manquait des marches et regarda le navire ancré qu’elle avait vu plus tôt. De nouveau elle se demanda ce qui pouvait amener un vaisseau du gouvernement américain sur cette côte aride et déserte. Après quelques minutes elle reprit son équipement de plongée. La fraîcheur et l’absence de pesanteur de l’eau lui firent du bien et elle se dit que ses ancêtres pêcheurs avaient commis une grosse erreur en quittant la mer pour les terres sèches.

Nina traversa à la nage l’entrée du lagon. L’autre péninsule partait plus bas de la terre, s’élargissant graduellement en remontant en un à-pic noueux. Les rochers rougeâtres plongeaient dans l’eau comme les remparts d’une forteresse. Nina sauta et nagea jusqu’à ce qu’elle atteigne la base du mur aveugle, cherchant un chemin. N’en trouvant pas, elle continua sous l’eau vers le flanc donnant sur la mer du promontoire qui se terminait par une plaque rocheuse. C’était une parfaite position défensive d’où les archers pouvaient lancer un feu croisé meurtrier sur les ponts de tout envahisseur tentant d’entrer dans le port.

Une plaque horizontale saillait comme un auvent de l’âge de pierre de la face rocheuse de la plate-forme. Sous cet auvent se trouvait une ouverture rectangulaire de la taille et de la forme d’une porte. Nina s’en approcha pour regarder, à travers la vitre de son masque, tentant de percer l’obscurité menaçante. Elle ralluma sa lampe frontale. Un rayon lumineux tomba sur quelque chose qui tourbillonnait de façon fantomatique. Elle recula, effrayée. Puis un rire fit fuser des bulles de son régulateur. Le banc de poissons argentés qui s’était niché là avait eu plus peur qu’elle.

Son pouls revenu à la normale, elle se souvint de l’avertissement du Dr Knox. Ne jamais risquer sa peau pour un brin de savoir qui irait finir dans un livre poussiéreux que personne ne lirait jamais. Avec une joie diabolique, il racontait, en utilisant des détails horribles, le sort des scientifiques qui étaient allés trop loin. Furbush avait été dévoré par des cannibales. Rozzini était mort de malaria. O’Nell était tombé dans une crevasse sans fond.

Nina était certaine que Knox avait inventé tous ces gens, mais elle comprenait ce qu’il avait voulu leur faire comprendre. Elle était seule, sans aucun cordage fixe pour la ramener le cas échéant. Personne ne savait où elle se trouvait. L’élément même du danger qui aurait dû la retenir était cependant justement ce qui l’attirait le plus. Elle vérifia sa jauge de pression. En nageant avec le tuba, elle avait économisé l’air comprimé et il lui restait du temps.

Elle fit un pacte avec elle-même, se promettant de s’arrêter derrière l’ouverture et de ne pas aller plus loin. Le tunnel ne pouvait pas être bien long. Il avait été creusé dans le rocher avec des outils primitifs, sans foret de diamant. Elle prit quelques photos de l’entrée puis avança.

Incroyable !

Le sol était parfaitement plat, les murs lisses à part quelques excroissances d’animaux marins.

Elle continua à avancer, oubliant son pacte et les sages recommandations de Knox. Ce tunnel était la plus belle oeuvre d’art qu’elle eût jamais vue. Il était déjà plus long que le passage semblable de la ville engloutie d’Apollonia[4].

Les parois lisses disparurent brutalement, laissant place à une caverne aux murs rugueux qui se rétrécissaient puis s’élargissaient, cheminant plus ou moins en ligne droite avec de petits passages s’y ouvrant ça et là. De petites patères pour accrocher des torches étaient plantées dans les murs noircis de carbone. Les limites du tunnel terminaient cette caverne naturelle par une caverne artificielle. Nina s’étonna de l’adresse et de la détermination de ces mineurs de l’Âge de Bronze morts depuis si longtemps.

Le passage s’élargit à nouveau, ses murs devenant moins rugueux. Nina se faufila par-dessus une pile de gravats, encouragée par une lueur verdâtre au loin. Elle nagea vers la lumière qui brillait davantage à mesure que la jeune femme s’en approchait.

À la recherche d’un peu de savoir, Nina avait traversé des piles de guano de chauve-souris et des repaires gardés par des scorpions au caractère ombrageux. Aussi merveilleux que puisse être le tunnel, elle était impatiente d’en sortir et poussa un soupir de soulagement quand elle en atteignit l’extrémité. Elle se laissa flotter jusqu’en haut d’un escalier et passa une arche. Elle émergea dans un espace en plein air, entouré de fondations écroulées.

Nina suspectait le Dr Knox d’avoir eu une petite idée de ce qu’elle allait trouver dans le lagon, mais il n’aurait pu en deviner l’importance. Personne n’aurait pu. Tiens bon, ma fille. Mets de l’ordre dans tes pensées. Commence à agir comme une scientifique, pas comme Huckelberry Finn[5].

Elle s’assit sous l’eau sur un bloc de pierre et fit le compte de ses découvertes. Le port avait probablement été à la fois un poste militaire et un site de commerce qui repoussait les marchands étrangers et gardait la flotte commerciale. Son oreille siffla. Les chiens du scepticisme exigeaient leur repas de faits scientifiques solides.

Avant de rendre définitives ses découvertes, elle devrait explorer et évaluer chaque centimètre carré du port.

Elle se dit que peut-être le port avait été englouti par un glissement des plaques tectoniques. Peut-être lors du grand tremblement de terre de l’an 10. Les tremblements de terre ne sont pas aussi communs ici qu’en Méditerranée, mais c’était possible. Grr ! Je sais, je sais, pas de conclusions sans avoir toutes les preuves. Elle regarda les bulles que sa respiration envoyait à la surface, pensant qu’il y avait peut-être un moyen plus rapide d’atteindre la vérité.

Nina avait un don hors de l’ordinaire et de l’explicable. Elle en avait parlé avec quelques amis proches puis, en termes médico-légaux, s’était comparée à un de ces « profilers « du FBI sur les lieux d’un crime, capables de déchiffrer la scène comme des témoins oculaires. Il n’y avait là rien de médiumnique, elle en était convaincue. Rien qu’une totale maîtrise de son sujet combinée à une mémoire photographique et une imagination vive. Un peu comme les sourciers qui trouvent de l’eau avec une baguette de coudrier.

Elle avait découvert ce don par hasard, lors de son premier voyage en Egypte. Elle avait appuyé ses mains contre un énorme bloc de fondation de la grande pyramide de Khephren.

Il s’agissait d’un geste naturel, un essai tactile pour comprendre l’énormité de l’incroyable amoncellement de pierres, mais quelque chose d’étrange et d’effrayant arriva. Tous ses sens furent assaillis d’images. La pyramide n’était encore construite qu’à moitié, son sommet envahi de centaines d’hommes noirs vêtus de pagnes qui soulevaient des blocs de pierres avec un échafaudage primitif. La sueur luisait sur leur peau cuite de soleil. Elle entendait leurs cris. Le crissement des poulies. Elle arracha ses mains de la pierre comme si elle était devenue brûlante.

Près d’elle, une voix proposait : « Une promenade à dos de chameau, mam’selle ? »

Elle avait cligné les yeux. La pyramide achevée dardait à nouveau sa pointe vers le ciel. Les hommes noirs avaient disparu. Elle ne voyait qu’un chamelier qui, tout sourire, se penchait sur le pommeau de sa selle.

— Une petite promenade à dos de chameau, mam’selle ? Je vous ferai un bon prix.

— Choukrane, merci, pas aujourd’hui.

Le chamelier avait hoché tristement la tête et s’était éloigné. Nina avait repris ses esprits et était rentrée à l’hôtel où elle avait dessiné le bloc et l’arrangement des poulies. Plus tard, elle l’avait montré à un ami ingénieur. Il l’avait regardée, confondu.

— C’est rudement ingénieux, avait-il murmuré.

Puis il lui avait demandé s’il pouvait lui voler l’idée’pour l’utiliser sur un projet de grue qu’il étudiait.

Il y avait eu d’autres expériences semblables depuis Gaza. Ce n’était pas quelque chose qu’elle pouvait faire sur commande. Si elle avait dû recevoir un appel longue distance du passé chaque fois qu’elle ramassait une ouvre ancienne, elle serait déjà enfermée dans un asile. Il fallait qu’elle soit attirée par quelque chose, comme du fer par un aimant. Devant une version miniaturisée du Colisée, située dans un site impérial hors de la ville de Rome, elle avait eu une vision de douleur et de terreur très forte, vu du sable taché de sang, des membres arrachés et des cris de mourants si vifs qu’elle avait failli vomir. Elle avait cru un moment avoir perdu l’esprit et n’avait pas pu dormir pendant plusieurs nuits. C’était peut-être pour cela qu’elle n’aimait pas les Romains.

Mais elle n’était pas dans un amphithéâtre romain, se gourmanda-t-elle. Avant de se raisonner comme il faut, elle nagea jusqu’au bout du quai, posa ses palmes sur les pierres bien scellées et ferma les yeux. Elle se représenta les hommes de cette côte transportant des amphores pleines de vin ou d’huile, entendit le claquement des voiles contre les mâts, mais cela ne pouvait qu’être le fruit de son imagination. Elle respira de soulagement. Cela lui apprendrait à court-circuiter le processus scientifique.

Nina prit quelques photos, déçue de n’avoir pas trouvé une épave. Elle ramassa d’autres morceaux de poterie, trouva une ancre de pierre à demi ensablée et prenait quelques photos supplémentaires quand elle vit des protubérances arrondies sortir du fond sableux.

Elle nagea jusque-là et dégagea le sable de la main. La bosse venait de quelque chose de gros. Intriguée, elle se mit à genoux et dégagea un gros nez de pierre appartenant à un visage sculpté d’environ deux mètres cinquante du menton émoussé jusqu’au haut du crâne. Le nez était plat et large, la bouche large avec des lèvres charnues.

La tête était couverte d’un bonnet ou d’un casque serré. Son expression avait quelque chose de mauvais. Elle cessa de creuser et passa les doigts sur la pierre noire. Les lèvres charnues parurent se courber comme pour lui parler.

Touche-moi, j’ai beaucoup de choses à te dire !

Nina recula et fixa le visage impassible. Les traits avaient retrouvé leur impassibilité. Elle écouta la voix. Touche-moi... Plus faible, maintenant, perdue dans le gargouillement métallique de sa respiration passant par le régulateur.

« Ma fille, tu es restée trop longtemps sous l’eau. »

Elle pressa la valve de son compensateur de flottabilité. L’air siffla en pénétrant dans son gilet gonflable. Le coeur encore battant, elle remonta lentement vers son monde réel.

L’homme basané et trapu vit Nina approcher du cercle des tentes et courut vers elle, la main tendue. D’une voix fortement teintée d’accent espagnol, il lui dit :

— Puis-je vous aider à porter votre sac, docteur Kirov ?

— Ça va, merci...

Nina avait l’habitude de transporter son équipement et, en fait, préférait ne pas le quitter des yeux.

— Cela ne poserait aucun problème, reprit l’homme galamment en lui adressant son plus beau sourire.

Trop fatiguée pour discuter et ne souhaitant pas le vexer, Nina lui tendit son fardeau. Il le prit comme s’il était plein de plumes.

         — Avez-vous eu une journée fructueuse ?

Nina essuya la transpiration de son front et avala une rasade de limonade tiède. Elle n’était pas un de ces professeurs distraits. Dans un domaine où une perle ou un bouton peut constituer une découverte importante, un archéologue est entraîné à chercher le moindre détail. Elle ne situait pas bien Gonzalez. Elle avait noté quelques petites choses à son propos, surtout quand il ne se savait pas observé. Elle l’avait surpris en train de l’étudier en oubliant son sourire et ses grandes dents, les yeux, sous ses paupières lourdes, aussi durs que des billes de marbre. Nina était une femme attirante et bien des hommes la regardaient. Cette fois, pourtant, c’était un peu comme un lion observant une gazelle. Finalement, elle réalisait que ce type était toujours là, regardant par-dessus son épaule. Et pas seulement elle. On aurait dit qu’il surveillait tous les membres de l’expédition.

Mais la joie de ses découvertes eut raison de sa prudence habituelle.

— Oui, merci, dit-elle. Très fructueuse.

— Je n’en attendais pas moins d’une scientifique aussi douée que vous. Et je suis impatient de vous entendre en parler.

Il porta le sac jusqu’à sa tente, le posa devant l’entrée puis alla parcourir le camp comme s’il était un inspecteur général faisant sa ronde.

Gonzalez racontait qu’il avait pris une retraite précoce grâce à l’argent qu’il avait gagné en vendant des terrains en Californie du Sud et qu’il satisfaisait depuis un amour de toute une vie pour l’archéologie, en amateur, bien sûr. Il était plus petit que Nina, épais, avec le corps puissant d’un forgeron. Ses cheveux, peignés en arrière, brillaient d’un noir profond. Il s’était joint à l’expédition grâce à Time-Quest, une organisation qui envoyait des volontaires payants sur les fouilles archéologiques. Quiconque possédait au moins deux mille dollars pouvait passer une semaine à creuser la poussière avec une pelle d’enfant et un tamis. Les brûlures du soleil au troisième degré étaient comprises dans le prix.

Outre Nina et le Dr Knox, le groupe comptait dix personnes. Gonzalez, bien sûr, et M. et Mme Bonnell, un couple d’Américains d’un certain âge, venu de l’Iowa par une autre organisation. Et, au grand regret de Nina, l’insupportable Dr Fisel, du Département marocain des Antiquités, qui se prétendait le cousin du roi. Pour compléter le groupe, il y avait un jeune assistant de Fisel, Kassim, un cuisinier et deux chauffeurs berbères, qui fouillaient également.

L’expédition s’était rassemblée à Tarfaya, un port pétrolier de la côte sud. Le gouvernement marocain s’était arrangé pour louer à une société pétrolière trois monospaces Renault pour transporter les gens et les équipements. Les véhicules avaient roulé sur des routes poussiéreuses, mais en bon état, en suivant la plaine côtière sur environ trois cent vingt kilomètres.

Même aujourd’hui, la plus grande partie du pays était désolée et inhabitée, à part quelques villages berbères ça et là. Le territoire était resté inexploité jusqu’à ce que Mobil et d’autres sociétés commencent à rechercher des nappes de pétrole offshore.

Le camp était derrière les dunes, dans un champ desséché de figuiers de Barbarie, au bout d’une plaine morne qui se déroulait jusqu’à un lointain plateau. Quelques oliviers rachitiques tiraient assez d’eau du sol pour assurer leur pauvre existence. Le peu d’ombre qu’ils dispensaient était plus illusoire qu’efficace. L’endroit était proche de piles de maçonnerie et de colonnes abattues là où l’expédition creusait.

Nina se dirigea vers l’un des dômes de Nylon coloré plantés en cercle sur un endroit plat et sablonneux. Elle se lava la figure pour enlever le sel et passa un short et un T-shirt propres. Prenant son bloc à dessin, elle s’assit sur une chaise longue devant la tente, dans la lumière de l’après-midi, et commença à dessiner ses découvertes. Elle en avait déjà couvert plusieurs pages quand les volontaires revinrent des fouilles.

Le short et la chemise kaki du Dr Knox étaient tachés de sueur et de poussière, ses genoux entamés et meurtris tant il avait rampé sur le sol dur. Son nez rosé crevette commençait à peler. La différence qu’il présentait avec son personnage de l’université était stupéfiante. En classe, Knox était toujours impeccablement vêtu. Mais, sur les fouilles, il se jetait littéralement dans les excavations comme un enfant dans un bac à sable. Avec son casque colonial, son short informe et les épaulettes sur ses épaules minces, il paraissait sorti d’un vieux numéro du magazine National Géographie.

— Quelle journée, grommela-t-il. Je suis sûr de devoir creuser au moins six mètres de plus avant de trouver quelque chose de plus ancien que la guerre du Rif ! Et si vous pensez que c’est une fichue épreuve de travailler avec moi, je vous mets au défi d’en faire la moitié avec ce crétin pompeux de Fisel.

Sa voix joyeuse à l’idée de creuser démentait son apparente mauvaise humeur.

— En tout cas, vous du moins avez l’air à votre aise, ajouta-t-il, faussement accusateur. Comment cela s’est-il... Laissez tomber, je le vois dans vos yeux. Racontez vite, Nina, ou je vous oblige à faire des devoirs supplémentaires.

Que Knox utilise son prénom la ramenait à l’époque de ses études. Nina y vit sa chance de se venger un peu de ses petites railleries d’alors.

— Ne voulez-vous pas vous rafraîchir d’abord ?

— Sûrement pas ! Pour l’amour du ciel, ne soyez pas sadique, jeune fille. Ça ne vous va pas du tout.

— J’ai eu un excellent professeur pour ça, dit-elle en souriant. Ne désespérez pas, professeur. Pendant que vous vous installez dans une chaise longue, je vais vous servir du thé glacé et vous raconter toute l’histoire.

Quelques minutes plus tard, Knox l’écoutait attentivement, la tête légèrement inclinée. Elle décrivit ses explorations depuis le moment où elle avait mis les pieds dans l’eau, n’omettant que la découverte de la tête sculptée. Elle se sentait inexplicablement gênée d’en parler. Plus tard, peut-être.

Knox resta silencieux pendant tout son récit, sauf quand Nina reprenait haleine, ne pouvant s’empêcher de dire « je le savais, je le savais, oui, oui, continuez ».

— C’est là toute l’histoire, assura-t-elle en achevant son récit.

— Beau travail. Conclusion ?

— Je crois qu’il y avait là un port très ancien.

— Bien sûr qu’il est ancien, répondit-il sur un ton faussement ennuyé. Je l’ai su dès que j’ai vu les photos aériennes de votre petit étang prises par un observateur d’une société pétrolière. La moindre chose dans un rayon de cent mètres d’ici est vieille. Mais de combien ?

— Souvenez-vous des chiens affamés du scepticisme, rappela-t-elle.

Knox se frotta les mains, appréciant le jeu.

— Supposons que le maître-chien ait capturé ces ennuyeuses créatures et que pour le moment elles se languissent joyeusement dans un point d’eau. Quel est, ma chère enfant, votre avis d’experte ?

— Si vous le prenez sous cet angle, mon avis est qu’il s’agit d’un port phénicien militaire et commercial.

Elle lui tendit son bloc à dessin et les morceaux de poterie qu’elle avait trouvés.

Knox étudia les débris de vases, caressant amoureusement des doigts leurs bords irréguliers. Il les posa et regarda les croquis, faisant de petits mouvements des lèvres qui faisaient danser sa moustache.

— Je crois, dit-il avec une délectation évidente et théâtrale, je crois que vous devriez soumettre votre histoire au très estimé Dr Fisel.

Gamiel Fisel était assis sous un grand parasol. Son corps rond cachait pratiquement la chaise sur laquelle il était perché. Vêtu d’un pantalon et d’une chemise de toile brune assortis à son teint, il avait l’air d’une pomme au caramel. Il avait étalé sur la table devant lui des morceaux de poterie retirés des fouilles et en observait un fragment avec une grosse loupe style Sherlock Holmes. Près de lui son assistant, Kassim, un jeune homme agréable prétendument étudiant en archéologie, tenait surtout le rôle de serveur de thé.

— Bonsoir, docteur Fisel, Le Dr Kirov a fait d’intéressantes observations, aujourd’hui, dit Knox avec un orgueil qu’il ne cachait pas.

Fisel leva les yeux comme si un moustique importun venait de se poser sur son nez. Il avait l’habitude de voir des femmes sur le terrain. De nombreuses Marocaines y travaillaient en professionnelles. Il ne savait simplement pas comment se comporter face à une femme du même rang académique que lui, possédant même plus de diplômes que lui et qui, de plus, le dépassait de près de trente centimètres. Comme il n’était pas plongeur, il était à la merci de Nina quant au site sous-marin et il détestait ne pas avoir le contrôle total de la situation.

Nina alla droit au coeur du sujet.

— Je crois qu’il y a là un port, petit, mais important et qu’il date des Phéniciens.

— Encore une tasse de thé, Kassim, dit-il. Le jeune homme se précipita vers la cuisine du camp. Fisel se tourna vers Knox comme si Nina n’était pas là.

— Votre assistante a une imagination débordante. Vous lui avez expliqué, j’en suis sûr, que nos fouilles sur le site primaire n’ont produit que des objets grecs et romains.

Il avait un débit rapide, lançant ses phrases comme des balles de mitraillette.

Nina avait fait son rapport à Fisel mais ne pouvait ignorer davantage sa grossièreté.

— D’abord, je ne suis pas l’assistante du Dr Knox, dit-elle d’un ton glacial. Je suis sa collègue. Ensuite, je ne doute aucunement de l’influence gréco-romaine, mais le centre principal d’activité se trouvait dans l’eau et non sur la terre. Et il était phénicien.

Le bloc à dessins atterrit sur la table et Nina souligna du doigt le cothon.

— Les Phéniciens étaient les seuls à creuser des ports artificiels comme celui-ci sur les côtes. Ces tessons nous permettront une datation qui confirmera mes dires.

Elle étala ses fragments de poterie sans se soucier du fait qu’ils se mélangeaient aux autres. Prenant son temps, Fisel en prit un, l’examina puis en étudia un autre. Après quelques instants, il leva les yeux. Le regard humide et brun hésita derrière les verres épais de ses lunettes, mais il fit de son mieux pour ne pas montrer son excitation. Il se racla la gorge et s’adressa à Knox.

— Vous n’allez quand même pas accepter ceci comme une preuve formelle de la théorie du Dr Kirov ?

— Bien sûr que non, docteur Fisel. Il y a beaucoup de travail à faire encore et le Dr Kirov le sait aussi bien que nous. Mais vous devez admettre que c’est un bien étrange commencement.

Supposant qu’il avait détecté une faille dans la défense de Knox, Fisel passa d’une moue dubitative à un sourire à quatorze carats.

— Je suis obligé de ne rien admettre avant que le cas soit tranché.

Kassim arriva avec un verre de thé chaud. Fisel le remercia d’un signe de tête et reprit sa loupe. L’audience du cousin du roi était terminée.

Nina grinça des dents avec colère tandis qu’elle s’éloignait de la tente de Fisel.

— Sale petit crétin prétentieux ! Il sait parfaitement que j’ai raison.

Knox eut un petit rire avunculaire.

— À mon avis, Fisel est tout à fait d’accord avec votre trouvaille et ne va pas perdre une seconde pour en informer son autorité de tutelle.

Elle saisit le bras du professeur et planta ses yeux sur son visage poussiéreux.

— Je ne comprends pas. À quoi sert cette comédie ?

— Oh ! C’est parfaitement clair. Il veut s’attribuer la découverte de votre port phénicien.

— C’est donc ça ! (Elle fit demi-tour pour retourner à la tente de Fisel.) S’il croit qu’il va s’en sortir comme ça...

— Attendez, mon petit. Je vous ai promis que vous tireriez tout le profit de vos découvertes sous-marines et je m’y tiens. Rappelez-vous, c’est nous qui avons les atouts en main. Vous êtes la seule à pouvoir plonger dans cette expédition.

— Il peut faire venir d’autres plongeurs.

— En effet. Il a beau être petit, gros, chauve et myope, Fisel a beaucoup de poids au sens propre et au sens figuré, dans son département des antiquités. Il peut faire venir ici toutes les ressources dont il a besoin. Mais entre-temps, je veux que vous acheviez vos esquisses, que vous classiez ce que vous avez trouvé et que vous continuiez votre exploration en utilisant des méthodes scientifiques. Elle n’était pas tout à fait convaincue.

— Et s’il m’empêche de plonger ?

— Il s’agit d’une expédition en partenariat. J’ai autant de droits que lui de commander. Il ne peut aller plus loin que ce qui lui sera autorisé. Cela prendra des jours. Si vous pensez que notre bureaucratie est écrasante, rappelez-vous que le Maroc est fortement influencé par les Français, qui sont les inventeurs du mot bureaucratie. Je vais le caresser dans le sens du poil, mais je souhaite que vous fassiez quelque chose de très difficile. Envisagez de donner à Fisel un peu de crédit sur ce coup, s’il s’avère qu’il s’agit bien de Phéniciens. Ce pays est le sien et nous y faisons des fouilles, après tout. Il a peut-être des ancêtres phéniciens.

Nina, calmée, se permit de rire.

— Vous avez raison, je suis désolée pour cette scène. La journée a été longue.

— Inutile de vous excuser. C’est vraiment un sale con mais je lui rappellerai que, sans notre coopération pour que ces fouilles soient un partenariat, il perdra lui-même tout le crédit de ses découvertes au profit d’un de ses crétins de collègues, plus haut placé que lui dans la hiérarchie.

Nina remercia le professeur, l’embrassa sur la joue et rentra dans sa tente. Elle travailla à ses dessins jusqu’à ce que sonne la cloche du dîner. À table, Fisel évita son regard. Le couple de l’Iowa qui avait tiré de la terre une poignée de cruche intacte tint le centre de la scène. Personne ne fit attention quand Nina s’excusa et se retira sous sa tente.

Après avoir rédigé un rapport sur ses découvertes sur son IBM portable, elle accrocha certains de ses dessins et les photographia. Elle fit passer les images dans son ordinateur. Photos et dessins étaient parfaitement clairs.

— D’accord, Fisel, voyons maintenant si tu peux mettre la main là-dessus.

L’ordinateur était relié à une petite valise contenant un téléphone par satellite. Ça lui avait coûté la peau du dos, mais lui permettait de rester en contact avec sa base, où qu’elle se trouvât dans le monde. Elle composa un numéro et envoya le texte et les photos dans l’éther où ils percutèrent un satellite de communication Immarsat en orbite basse qui les renvoya à la vitesse de la lumière jusqu’à la banque de données de l’université de Pennsylvanie.

Nina coupa l’ordinateur, satisfaite de savoir que ses rapports et ses images reposaient en sécurité dans la banque de données de son université. Elle ignorait que même les autoroutes de l’information ont parfois des détours dangereux.